Fiodor Dostoïevski (1821-1881)
« L’homme est une énigme. Cette énigme il faut le mettre à nu ».
A l’âge de 18 ans Dostoïevski avait déjà formulé sa mission vitale : « L’homme est une énigme. Cette énigme il faut le mettre à nu. Et si je passe ma vie à la mettre à nu, ne me dis pas que je perds mon temps. Je travaille sur cette énigme, car j’ai envie d’être un homme ».
« J’ai envie d’être un homme…». Dostoïevski possédait un sens aigu de la dignité humaine. À 29 ans, à la veille de son exile sibérien (pour avoir participé au complot politique des membres du cercle de Petrachevski, il écrivait à son frère : « Frère ! Je ne désespère pas, je ne me décourage pas. La vie est partout la vie. La vie en nous, et non pas à l’extérieure. Auprès de moi il y aura des gens ; et être un homme parmi les gens, et le rester toujours, dans toutes sortes de malheurs, sans se décourager et sans tomber, voilà en quoi consiste la vie, voilà son sens. Cette idée s’est encrée dans ma chaire et dans mon sang. »
Chez Dostoïevski le sens de l’homme est lié au sens du Christ. Sur l’échafaud, une minute avant le simulacre de pendaison, il s’approcha de son ami Spechniov et lui souffla à l’oreille en français ces mots d’une grande intimité : dans quelques instants « nous serons avec le Christ ». À 33 ans, à peine sorti du bagne, Dostoïevski fit un choix définitif en faveur du Christ. Au bagne « je me suis compris… J’ai compris le Christ… J’ai compris l’homme russe… Ne me dites pas que je ne connais pas le peuple… Je le connais, c’est de lui que j’ai reçu de nouveau dans mon âme le Christ, que j’avais connu dans la maison paternelle lorsque j’étais enfant, mais que j’avais perdu, lorsque je me suis transformé en “libérale occidental.” »
À une époque d’incroyance et de doute, Dostoïevski allait à contre-courant. Choisir le Christ était quelque chose de très audacieux, mais plus audacieux encore était de choisir un Christ profondément humain. Dostoïevski est fasciné par l’humanité du Christ, par sa nature humaine parfaite. « J’ai composé mon Credo, dans lequel tout est claire et saint. Il est très simple, le voici : croire qu’il n’y a rien de plus beau, de plus profond, de plus sympathique, de plus raisonnable, de plus fort et parfait que le Christ… Mieux encore, si quelqu’un me démontrait que le Christ est en dehors de la vérité, et qu’effectivement la vérité était en dehors du Christ, j’aimerais mieux rester avec le Christ plutôt qu’avec la vérité. » Dostoïevski n’a nul besoin d’une divinité qui ne s’est point fait homme, d’une vérité qui ne s’est point fait chaire. Pour lui le Christ est l’homme idéal et parfait, et pas seulement un Dieu et Sauveur. À une époque où il était habituel d’insister sur la toute puissance et la sévérité de Dieu, cette attitude était extrêmement nouvelle et audacieuse. Sa vision de la « personnalité rayonnante du Christ » Dostoïevski la doit au bagne où il lisait l’évangile, le seul livre jadis autorisé en prison.
Dostoïevski croit en l’homme, parce qu’il croit au Dieu fait homme. Dans sa chute tragique l’homme découvre le visage du Christ, rayonnant, miséricordieux, profondément humain. Il découvre sa dignité et sa filiation divine, il se purifie et se sauve à travers la souffrance et la pénitence.
Pour Dostoïevski l’homme est le centre. « Ce qui intéresse Dostoïevski », écrit Berdiaev, « se sont les gens, et seulement les gens, avec leur sentiments et leurs pensées. Les villes et leur atmosphère, les auberges sales et répugnantes ne sont que des signes, des symboles du monde intérieur et spirituel de l’homme, le reflet de son destin intérieur. Dans les romans de Dostoïevski tout converge vers un personnage clé et ce personnage clé converge vers tout et vers tous. Ce personnage est un énigme et tous doivent découvrir son secret ».
Dostoïevski est un chrétien : toutes ses œuvres sont imbibées de christianisme. Ses thèmes sont le Dieu-Homme et l’homme-dieu, l’homme et le diable, la piété et la révolte contre Dieu, la beauté et le nihilisme, la foi et la raison, la liberté et le mal, la souffrance et la rébellion, le péché et le repentir, la mort et la résurrection. Voilà des thèmes profondément chrétiens et en même temps profondément universels. Dostoïevski est un anthropologue. Il nous fait sortir du cercle fermé du psychologisme pour diriger notre conscience vers les questions éternelles. Dostoïevski sait que la dignité de l’homme se manifeste dans sa plénitude non pas dans le champ psychologique, mais dans l’espace spirituel et religieux.
Dostoïevski est un géant. Son influence est énorme encore de nos jours. Il est d’une actualité surprenante : il dépeint les catastrophes anthropologiques qui menacent le monde.