Alexandre Soljenitsyne (1918-2008)

“Je voulais être la mémoire… la mémoire d’un peuple victime d’une indicible tragédie.”

La littérature, tout comme la politique, le monde des affaires, la science et la religion, est un champ privilégié pour l’exercice de la magnanimité.

Très peu de temps après son arrestation par la police politique soviétique, Alexandre Soljenitsyne saisit le sens et l’ampleur de sa mission : devenir la voix puissance et universelle de ces millions de personnes innocentes, victimes du communisme. « Je publierai tout ! Je proférerai tout ! De la dynamite entassée dans les boxes de la Loubianka, aux appels dans les camps de steppe en plein hiver, au nom de tous les étranglés, de tous les fusillés, de tous les morts de faim, les morts de froid. » Soljenitsyne compris qu’il devait crier la vérité « tant que le petit veau ne se sera pas rompu le cou contre le chêne, à moins que le chêne ne se mette à craquer, ne s’abatte. Éventualité peu probable, mais que j’admets pourtant tout à fait ».

Un écrivain qui s’était fixé un objectif si élevé en un tel lieu et à une telle époque, cela constituait pour la Russie et pour le monde entier un signe extraordinaire d’espérance. La poétesse russe Olga Sedakova, qui lut Soljenitsyne dans le samizdat, témoigne : « Cette information sur l’ampleur inimaginable du mal provoqué par le communisme, cette information communiquée par Soljenitsyne et susceptible de pulvériser une personne mal préparée, n’épuisait pas le contenu du message. Par leur existence même et par leur rythme, les écrits de Soljenitsyne nous faisaient entendre au plus profond de notre être qu’un mal, même de cette envergure, et même si bien armé, n’est pas tout puissant ! Voilà ce qui nous étonnait plus que tout : un homme seul face à un système, presque cosmique, de mensonge, de bêtise, de cruauté et de destruction. Une telle situation ne se produit qu’une seule fois par millénaire. Et dans chaque phrase, nous percevions de quel côté était la victoire. Une victoire non pas triomphale, comme celles que connaissait ce régime, mais une victoire pascale, celle qui fait passer de la mort à la vie. Dans L’Archipel du Goulag, des hommes transformés en poussière de camps ressuscitaient, un pays ressuscitait, la vérité ressuscitait. Cette force de résurrection capable de faire exploser l’univers, personne n’aurait pu la transmettre aussi bien. La résurrection de la vérité dans l’homme – et de la vérité sur l’homme – alors qu’une telle chose était totalement impossible. »

Soljenitsyne est un exemple remarquable d’endurance. Il résista plusieurs décennies à la pression d’un régime totalitaire qui s’était juré de l’anéantir. La réputation de Soljenitsyne fut grande en Russie et à l’étranger tant qu’il se limita à critiquer Staline, comme dans son premier ouvrage Une journée d’Ivan Denissovitch. Cela convenait parfaitement aux objectifs de Khrouchtchev qui dirigeait à l’époque une campagne contre le culte de la personnalité de Staline. Cela convenait aussi aux intellectuels philomarxistes d’Occident, qui admiraient la révolution d’octobre, mais pensaient que Staline l’avait trahie. Dans ses œuvres ultérieures, Soljenitsyne affirma clairement qu’il s’opposait non seulement à Staline, mais aussi à Lénine et à la révolution d’octobre. Il rejeta même la révolution de février et n’hésita pas à exposer ses vues hétérodoxes dans sa Lettre Ouverte aux Dirigeants de l’Union soviétique. Il s’attira ainsi l’inimitié du régime soviétique et des légions d’intellectuels occidentaux, ses anciens supporters, sympathisants de la cause révolutionnaire. Exilé en occident, Soljenitsyne affronta l’incompréhension et la dérision provoquée par son refus de prêter allégeance aux idéaux matérialistes en vogue dans les années 1970. L’armée grandissante de ses détracteurs, qui trouvaient intolérable une vision du monde contredisant la leur, en fit bientôt un ennemi de toute liberté et de tout progrès. Soljenitsyne ne fléchit pas.

Soljenitsyne était un être profondément magnanime. Il possédait un sens élevé de sa dignité propre à un moment où le régime totalitaire soviétique bafouait cette dignité d’une manière inconnue jusqu’à ce jour. La mission de Soljenitsyne, on peut la résumer en ces mots : « Je voulais être la mémoire ; la mémoire d’un peuple victime d’une indicible tragédie. »

Les contemporains les plus talentueux de Soljenitsyne, captivés par Soljenitsyne l’écrivain, ne cachèrent pas leur choque à la rencontre de l’homme Soljenitsyne. Anna Akhmatova, la poète russe et prix Nobel de littérature écrit : « Un porteur de lumière ! On avait oublié que de telles personnes existaient encore… Un être surprenant… Un grand homme. »

Non seulement Soljenitsyne informa le monde de la réalité et de l’ampleur du mal qui le menaçait, mais il changea aussi l’existence de très nombreuses personnes. Par l’exemple de sa vie il restaura dans leurs cœurs l’espérance et le sens de la dignité.