Cyrille et Méthode (827-869 – 815-885)

“L’unité, oui ! L’uniformité, non !”

Cyrille et Méthode sont les pères du christianisme et de la culture slave orientale. Ils sont aussi « co-patrons de l’Europe ». Ce sont des géants non seulement de l’esprit, mais aussi de la culture et de l’inculturation : le souci de ces frères grecs de porter la vérité révélée à de nouveaux peuples, en respectant leur originalité culturelle, reste un modèle vivant pour les évangelisateurs de tous les temps.

Le Christianisme occidental, après les migrations des nouvelles populations, avait amalgamé les groupes ethniques qui s’étaient joints aux populations latines locales, donnant à tous, dans le but de les unir, la langue, la liturgie et la culture latines, transmises par l’Eglise de Rome. De l’uniformité ainsi réalisée, ces sociétés relativement jeunes et en pleine expansion retiraient un sentiment de force et de cohérence qui contribuait à les unir plus étroitement et aussi à ce qu’elles s’affirment avec plus d’énergie en Europe. On peut comprendre que, dans une telle situation, toute diversité risquait d’être reçue comme une menace à cette unité, et que la tentation pouvait devenir forte de l’éliminer, même en recourant à diverses formes de coercition.

Les deux frères, œuvrant dans des situations complexes et précaires, n’essayèrent d’imposer aux peuples à qui ils devaient prêcher ni l’indiscutable supériorité de la langue grecque et de la culture byzantine, ni les usages et les comportements de la société plus avancée dans lesquels ils avaient été formés et auxquels ils restaient évidemment attachés et habitués.

Cyrille et Méthode se fixèrent comme objectif de comprendre et de pénétrer la langue, les usages et les traditions propres des peuples slaves, en interprétant fidèlement leurs aspirations et les valeurs humaines qu’ils possédaient et qu’ils exprimaient. Pour traduire les vérités évangéliques dans une langue nouvelle, ils durent faire en sorte de bien connaître le monde intérieur de ceux auxquels ils avaient l’intention d’annoncer la Parole de Dieu avec des images et des concepts qui leur fussent familiers. Introduire correctement les notions de la Bible et les concepts de la théologie grecque dans un contexte très différent d’expérience historique et de pensée.

Les deux frères étaient convaincus que toute Eglise locale est appelée à enrichir de ses propres dons le « plérôme » catholique. Pour eux, toute nation, toute culture a un rôle propre à jouer dans le plan universel du salut.

Cyrille et Méthode nous proposent un message qui se révèle tout à fait actuel pour notre époque où, précisément en raison de problèmes nombreux et complexes d’ordre religieux et culturel, profane et international, on recherche l’unité vitale dans une communion réelle de diverses composantes. Des deux évangélisateurs, on peut dire qu’ils furent caractérisés par leur amour de la communion de l’Eglise universelle en Orient comme en Occident, et, dans l’Eglise universelle, par l’amour de l’Eglise particulière qui était en train de naître dans les nations slaves. C’est aussi d’eux que vient l’appel à construire ensemble la communion, appel qui s’adresse aux chrétiens et aux hommes de notre temps.

Cyrille et Méthode apportèrent une contribution décisive à la construction de l’Europe, non seulement dans la communion religieuse chrétienne, mais aussi dans les domaines de son union politique et culturelle. Il n’y a pas non plus d’autre voie aujourd’hui pour surmonter les tensions et dépasser, en Europe ou dans le monde, les ruptures et les antagonismes qui menacent de provoquer une terrible destruction de la vie et des valeurs.

La ville qui vit naître les deux frères est l’actuelle Salonique ; elle constituait au IXe siècle un centre important de vie commerciale et politique dans l’Empire byzantin et jouait un rôle remarquable dans la vie intellectuelle et sociale de cette région des Balkans. Située aux confins des territoires slaves, elle avait aussi un nom slave : Solun.

Cyrille (Konstantin) et Méthode (Michel) étaient les fils d’un haut fonctionnaire de l’administration impériale. Méthode fut préfet de l’une des provinces de la frontière, où vivaient de nombreux Slaves. En 840 il interrompit cette carrière pour se retirer dans un monastère. Son frère Cyrille fit de brillantes études à Byzance, où il reçut les ordres sacrés après avoir volontairement refusé une carrière politique prestigieuse. En raison de ses qualités exceptionnelles et de ses connaissances profanes et religieuses, il se vit confier, encore jeune, de délicates fonctions ecclésiastiques, comme celle de secrétaire du patriarche de cette cité. Cependant il manifesta bientôt le désir de se soustraire à ces fonctions et se réfugia secrètement dans un monastère au bord de la Mer Noire. Retrouvé au bout de six mois, il se laissa convaincre d’accepter l’enseignement des disciplines philosophiques à l’Ecole supérieure de Constantinople. Ayant mené cette mission à son terme, il se retira de la vie publique afin de rejoindre son frère aîné Méthode et de partager avec lui la vie monastique.

Mais, à nouveau, en même temps que son frère, il fit partie, en qualité d’expert religieux et culturel, d’une délégation byzantine envoyée auprès des Khazars. Pendant leur séjour en Crimée, à Cherson, ils ont cru retrouver l’église où avait été enseveli autrefois saint Clément, pape de Rome et martyr, exilé dans cette région lointaine ; ils recueillirent et emportèrent avec eux ses reliques qui accompagnèrent ensuite les deux Frères dans leur voyage missionnaire vers l’Occident, jusqu’au moment où ils purent les déposer solennellement à Rome, en les remettant au Pape Adrien.

L’événement qui devait décider de la suite de la vie des deux frères fut la requête adressée par le Prince Rastislav de Grande-Moravie à l’Empereur Michel III, pour obtenir l’envoi à ses peuples d’ un évêque qui fût en mesure de leur expliquer la foi chrétienne dans leur langue. « De nombreux maîtres chrétiens sont venus jusqu’à nous depuis l’Italie, la Grèce et la Germanie, pour nous instruire de diverses manières. Mais nous, les Slaves, nous n’avons personne qui nous oriente vers la vérité et nous instruise de manière comprehensible. »

On choisit Cyrille et Méthode qui acceptèrent sans hésiter, se mirent en route et arrivèrent, dès 863, en Grande Moravie, Etat qui comprenait alors diverses populations slaves d’Europe centrale, carrefour des influences réciproques entre l’Orient et l’Occident. Ils entreprirent parmi ces peuples la mission à laquelle ils consacrèrent tout le reste de leur vie, marquée par des voyages, des privations, des souffrances, une hostilité et des persécutions qui allèrent, pour Méthode, jusqu’à une cruelle captivité. Ils supportèrent tout avec la force de la foi et une espérance invincible en Dieu. En effet, ils s’étaient bien préparés à la tâche qu’on leur confiait : ils apportaient les textes de la sainte Ecriture indispensables à la célébration de la sainte liturgie, préparés et traduits par eux en langue paléoslave, écrits avec un alphabet nouveau, conçu par Constantin et parfaitement adapté à la phonétique de cette langue. L’activité missionnaire des deux frères connut un succès considérable, mais aussi les difficultés compréhensibles que la première christianisation, antérieurement accomplie par les Eglises latines limitrophes, suscitait pour les nouveaux missionnaires.

Après trois années environ ils prirent le chemin de Rome avec leurs disciples pour lesquels ils désiraient obtenir les ordres sacrés. Leur itinéraire passait par Venise, où l’on discuta publiquement les principes novateurs de la mission qu’ils étaient en train d’accomplir. À Rome, le Pape Adrien II les accueillit avec beaucoup de bienveillance. Il approuva les livres liturgiques slaves qu’il ordonna de déposer solennellement sur l’autel de l’église Sainte-Marie ad Praesepe, appelée aujourd’hui Sainte-Marie-Majeure, et il recommanda d’ordonner prêtres leurs disciples. Cette période de leurs efforts eut une conclusion particulièrement favorable. Cependant Méthode dut repartir seul pour l’étape suivante, parce que son frère cadet, gravement malade, mouru à Rome le 14 février 869.

Méthode resta fidèle aux paroles que Cyrille lui avait dites sur son lit de mort : « Mon frère, nous avons partagé le même sort, conduisant la charrue dans le même sillon ; à présent, je tombe dans le champ au terme de ma journée. Toi, je le sais, tu aimes beaucoup ta Montagne [ton monastère] ; mais n’abandonne pas la tâche d’enseignement pour retourner sur la Montagne. En vérité, où pourrais-tu mieux accomplir ton salut ? »

L’activité apostolique de Méthode, consacré archevêque et nommé légat pontifical pour les peuples slaves, fut cependant interrompue par suite de difficultés politico-religieuses qui aboutirent à sa captivité pendant deux ans. Il ne fut libéré qu’à la suite de l’intervention personnelle du Pape Jean VIII. Le nouveau souverain de la Grande-Moravie, le prince Swatopluk, finit par se montrer lui aussi opposé à l’œuvre de Méthode, refusant la liturgie slave et faisant naître des doutes à Rome sur l’orthodoxie du nouvel archevêque. En 880, Méthode fut convoqué à Rome pour présenter encore une fois toute la question personnellement à Jean VIII. À Rome, lavé de toutes les accusations, il obtint du Pape la publication de la bulle Industriae tuae qui, au moins en substance, rétablissait les prérogatives reconnues à la liturgie en slavon par son prédécesseur Adrien II.

Par son action prévoyante, sa doctrine profonde et orthodoxe, son équilibre, sa loyauté, son zèle apostolique, sa magnanimité intrépide, Méthode gagna la reconnaissance et la confiance des Pontifes romains, des Patriarches de Constantinople, des Empereurs byzantins et d’un certain nombre de Princes des nouveaux peuples slaves.

L’œuvre des deux frères, après la mort de Méthode, traversa une crise grave et la persécution contre leurs disciples devint si forte qu’ils furent contraints d’abandonner le terrain de leur mission ; malgré cela, la semence évangélique ne cessa pas de produire des fruits.

Byzantins de culture, les frères Cyrille et Méthode surent se faire apôtres des Slaves au plein sens du terme. Ils trouvèrent naturel de prendre clairement position dans tous les conflits qui troublaient alors les sociétés slaves en cours d’organisation, assumant pleinement les difficultés et les problèmes inévitables pour des peuples qui défendaient leur identité face à la pression militaire et culturelle du nouvel Empire romain-germanique et qui tentaient de refuser les formes de vie qu’ils considéraient comme étrangères.

C’était aussi le commencement de plus larges divergences, malheureusement destinées à s’accentuer, entre la chrétienté orientale et la chrétienté occidentale, et les deux saints missionnaires s’y trouvèrent personnellement impliqués ; mais ils surent être attentifs à ce que les nouvelles manières de vivre, propres aux peuples qu’ils évangélisaient, demeurent cohérentes avec le dépôt de la tradition. Souvent les situations de conflit s’imposèrent dans toute leur complexité ambiguë et douloureuse ; mais Cyrille et Méthode ne tentèrent pas pour autant de se soustraire à l’épreuve : l’incompréhension, la mauvaise foi manifeste et finalement, pour saint Méthode, les chaînes acceptées par amour du Christ, ne firent dévier ni l’un ni l’autre de leur ferme dessein de favoriser et de servir le bien des peuples slaves et l’unité de l’Eglise universelle. C’est là le prix qu’ils durent payer pour la diffusion de l’Evangile, pour l’œuvre missionnaire, pour la recherche courageuse de nouvelles formes de vie et de voies efficaces afin que la Bonne Nouvelle atteigne les nations slaves en train de se constituer.

La communion parfaite dans l’amour préserve l’Eglise de toute forme de particularisme et d’exclusivisme ethnique ou de préjugé racial, comme de toute arrogance nationaliste. Une telle communion doit élever ou sublimer tous les sentiments purement naturels qui se trouvent légitimement dans le cœur humain.

Ayant entrepris leur mission sur le mandat de Constantinople, par la suite, ils cherchèrent, en un sens, à la faire confirmer en se tournant vers le Siège apostolique de Rome, centre visible de l’unité de l’Eglise. C’est ainsi qu’ils édifièrent l’Eglise, animés par le sens de son universalité. Leur action invite à reconstruire, dans la paix de la réconciliation, l’unité qui a été gravement compromise après l’époque des saints Cyrille et Méthode et, en tout premier lieu, l’unité entre l’Orient et l’Occident.

Cyrille et Méthode sont les précurseurs authentiques de l’œcuménisme, car ils ont voulu efficacement éliminer ou diminuer toutes les divisions véritables ou seulement apparentes entre les diverses communautés appartenant à la même Eglise. La sollicitude fervente que montrèrent les deux Frères – et particulièrement Méthode, en raison de sa responsabilité épiscopale – pour garder l’unité de la foi et de l’amour entre les Eglises dont ils faisaient partie, c’est-à-dire l’Eglise de Constantinople et l’Eglise romaine d’une part, et les Eglises naissantes en terre slave d’autre part, fut et restera toujours leur grand mérite.

Agissant ainsi, il recourait toujours, comme Constantin le Philosophe, au dialogue avec ceux qui étaient opposés à ses idées ou à ses initiatives pastorales et qui mettaient en doute leur légitimité. A cause de cela, il restera toujours un maitre pour tous ceux qui, à n’importe quelle époque, cherchent à atténuer les différends en respectant la plénitude multiforme de l’Eglise.

 La mission entreprise par Cyrille et Méthode s’affermit et se développa admirablement en Bulgarie, essentiellement par l’œuvre des disciples expulsés de leur premier champ d’action. Dans cette région, sous l’influence de saint Clément d’Ocrida, des centres dynamiques de vie monastique furent fondés et l’usage de l’alphabet cyrillique y fut particulièrement développé. De là, cependant, le christianisme gagna d’autres territoires pour atteindre, à travers la Roumanie voisine, l’ancien Rus’ de Kiev et s’étendre ensuite de Moscou vers l’Orient.

Cyrille et Méthode sont les maillons d’unité, le pont spirituel, entre la tradition orientale et la tradition occidentale qui convergent l’une et l’autre dans l’unique grande Tradition de l’Eglise universelle. Ils sont les champions de l’effort œcuménique des Eglises sœurs d’Orient et d’Occident pour retrouver, par le dialogue et la prière, l’unité visible dans la communion parfaite et totale, l’unité qui n’est pas absorption, ni même fusion. L’unité est la rencontre dans la vérité et dans l’amour que nous donne l’Esprit.