Darwin Smith (1926-1995)

“Le business n’est pas fondamentalement une question d’argent. C’est une question de grandeur personnelle et organisationnelle.” 

Darwin Smith est un exemple probant de magnanimité dans la vie de l’entreprise. Darwin Smith fut le cerveau du remarquable redressement de Kimberly-clark, un important producteur de papier aux États Unis. Quand il en prit les commandes, l’entreprise était au bord de la faillite. La valeur de ses actions avait chuté de 40% par rapport aux vingt années précédentes. Son métier de base, la production de papier couché, était devenu une affaire à faible marge.

Si Kimberly-clark était en mauvaise santé financière, la santé de Smith était pire encore. Deux mois après avoir été nommé directeur général, on lui diagnostiqua un cancer de la gorge et du nez. Smith s’attela néanmoins à une charge de travail éreintante, comprenant des déplacements hebdomadaires entre le quartier général de l’entreprise, dans le Wisconsin, et les séances de chimiothérapie à Houston. Quoique les médecins ne lui aient donné que quelques années à vivre, Smith maintint ce rythme de travail pendant vingt ans, essentiellement comme directeur général.

« C’est avec la même énergie », écrit Jim collins, « que Smith s’acharna à reconstruire Kimberly-Clark. Il prit la décision la plus dramatique dans toute l’histoire de la société : vendre les usines, même celle de Kimberly dans le Wisconsin. Peu de temps après avoir été nommé directeur général, Smith et son équipe conclurent que le cœur traditionnel de ce marché, le papier glacé, était condamné à la médiocrité : sa profitabilité était mauvaise et la concurrence faible. Mais pensaient-ils, si Kimberly-Clark devait se lancer dans la compétition de l’industrie du papier grand public, une concurrence de niveau mondial comme celle de Procter & Gamble la forcerait à réussir en grand, ou à périr. Ainsi, comme le général qui brûla ses bateaux après avoir accosté sur une terre inconnue (réussir ou mourir), Smith annonça sa décision de vendre les usines et de lancer toutes les ressources sur le marché grand public, en investissant dans des marques comme Huggies et Kleenex.

Wall Street manifesta sans tarder sa méfiance. Les actions Kimberly-Clark poursuivirent leur chute. Les journalistes prédisaient la faillite imminente de l’entreprise. Mais Darwin Smith resta inébranlable. Sans aucune hésitation, il procéda sereinement à la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie, transformant un géant industriel en voie de disparition en leader mondial du papier grand public. La société généra un retour sur investissement quatre fois supérieur à la moyenne du marché, dépassant de loin ses rivaux tels que Scott Paper et Procter & Gamble.

Réfléchissant sur les résultats obtenus, Smith observa : « Je n’ai jamais cessé de faire les efforts nécessaires afin d’être à la hauteur de ma tâche. » Ces propos sont une preuve de son humilité. Ils témoignent aussi de ses extraordinaires qualités de leader qui lui permirent de formuler une vision stratégique audacieuse, et d’en assurer sa mise en œuvre. Pour tourner le dos au passé plus que centenaire d’une entreprise, et risquer son avenir sur la transformation majeure de son modèle économique, il fallait une vision et un leadership hors du commun.

Le leadership commence par une vision noble de soi-même. La vision de la tâche à accomplir est postérieure et secondaire. Lorsqu’en 1971 Darwin Smith devint Directeur Général de Kimberly-Clark, il se rendit bien compte que Kimberly-Clark, bien que « respectable », était une société de « fonctionnaires », une société indigne de lui. C’est cette vision élevée qu’il avait de lui-même qui lui dicta les objectifs : atteindre la grandeur ou disparaître à jamais. Smith décida de vendre toutes les usines de fabrication de papier glacé – la source principale de revenus pour la société – et d’investir dans le papier grand public, plaçant ainsi délibérément Kimberly-Clark en compétition directe avec les leaders du marché : Procter & Gamble et Scott Paper. Cette décision magnanime fut à l’origine du développement spectaculaire de la société : elle fit de Kimberly-Clark le numéro un mondial de la production de papier grand public.

C’est parce qu’il possédait un sens élevé de sa propre dignité et de sa grandeur que Smith éprouvait un dégoût profond pour l’opinion de la multitude. Les analystes de Wall Street et les média commerciaux se rirent de lui, convaincus qu’il allait échouer. Mais Smith, comme Socrate, ne prit pas conseil de la foule.

Pour un leader, la réalisation d’objectifs organisationnels importants n’est pas une fin en soi ; c’est seulement un moyen qui permet le développement personnel de ceux qui y contribuent. Si Darwin Smith prit de grands risques, c’est parce qu’il était convaincu que la croissance personnelle engendrée par l’action dépasse tous les résultats matériels et économiques potentiels, même les plus brillants.

Le management consiste à faire avancer les choses ; le leadership consiste à faire avancer les hommes. Smith était un excellent manager, mais avant tout il était un excellent leader : les hommes l’intéressaient plus que les choses. Il avait pleinement conscience que l’excellence personnelle (la sienne et celle de ses employés) est un bien infiniment plus important que le succès matériel ou économique.